Quand les experts critiquent les mesures de sureté aéroportuaire à coups de statistiques extravagantes
C’est une évidence, la sureté dans les aéroports coûte cher. Très cher. Beaucoup trop cher. Le rappeler avec véhémence et emphase revient à défoncer une porte ouverte. D’aucuns tentent même de l’enfoncer à coup de bélier, en brandissant une poignée de statistiques proprement inadéquates (pour ne pas dire ridicules).
C’est ce que vient de faire l’économiste Charles Kenny via le très sérieux Bloomberg BusinessWeek, dans un article intitulé Airport Security is Killing Us paru la semaine dernière.
Pour lui, les mesures de sûreté mises en place par la Transportation Security Administration (TSA) dans les aéroports américains sont aberrantes en raison :
- de leur coût pharaonique,
- de l’insignifiance statistique de la menace terroriste aux États-Unis.
Ce blogue m’est témoin que je ne suis pas un fervent partisan de la TSA. Il est indéniable que la stratégie de l’agence américaine est terriblement déficiente quand elle n’est pas tout simplement absurde et aboutit à des dépenses publiques proprement insensées. Mais quand, pour le démontrer, des experts versent dans le sensationnalisme statistique, ils manquent totalement la cible.
L’argumentaire de M. Kenny est bien connu mais il ne résiste pas à une simple analyse par analogie (1). La raison en est qu’il confond malencontreusement risques de sureté et risques de sécurité (2).
1 – Une argumentation classique qui ne tient pas
Citant un article de l’expert en terrorisme John Mueller, Charles Kenny déclare :
Depuis 2000, le risque pour un résident des États-Unis de mourir dans un attentat terroriste est de 1 sur 3,5 million. (…) En fait, le terrorisme islamiste a causé entre 200 et 400 morts en dehors des zones de guerre d’Afghanistan et d’Irak — C’est le même chiffre (…) que celui des décès dans les baignoires aux seuls États-Unis chaque année.
Je trouve déplacé de comparer les accidents mortels de baignoire et les décès dans des actes terroristes. Allez dire aux proches de victimes d’attentat que les leurs sont morts de façon peu significative… Mais passons.
Dans le même ordre d’idée, Brian Michael Jenkins, expert en terrorisme à la RAND Corporation, interrogé peu après les attentats dans deux grands hôtels de Mumbai en 2008, déclarait qu’il ne servait à rien pour un hôtel de mettre en place un plan de sureté contre les attaques terroristes, arguant :
La probabilité qu’un client d’hôtel meure dans un attentat terroriste est de 1 sur 1 million. En comparaison, l’Américain moyen est exposé à un risque de 1 sur 8.000 de mourir dans un accident de voiture.
Bien qu’elle se pare de la froide et objective considération statistique, l’approche de M. Kenny et consorts peut être aisément battue en bèche. Prenons un exemple plus parlant pour le démontrer.
Ainsi, le nombre d’homicides volontaires au Québec était de 108 en 2011. La même année, le nombre de morts sur la route dans la province était de 479. C’est 4,4 fois plus. Par ailleurs, le coût social d’un meurtre est immensément supérieur à celui d’un accident mortel de la route : l’enquête, le procès du meurtrier puis son incarcération pour des décennies. Sachant qu’un meurtre à 4,4 fois moins de chances de se produire qu’un accident mortel de la route, si l’on suit le postulat de Kenny et consorts, la conclusion s’impose : Coupons radicalement dans les budgets des sections des crimes majeurs dans tous les corps de police du Québec et redistribuons cette manne à la prévention routière. Autrement dit, arrêtons de systématiquement chercher à arrêter des meurtriers et distribuons encore et toujours davantage de « tickets ».
L’argument est absurde, pour ne pas dire choquant. Une société ne peut pas décemment accorder aux accidents une importance plus grande qu’aux homicides volontaires. Les meurtriers doivent être arrêtés et traduits en justice. Ce n’est pas le cas des morts de la route victimes de la malchance ou de leur propre inconscience.
Note : lorsque l’auteur de l’accident mortel est vivant, il doit certes être poursuivi, mais l’infraction est ici objectivement moins grave qu’un meurtre.
Or, depuis des années, le chiffre des meurtres au Québec est en constante diminution. Il ne viendrait à l’idée de personne de critiquer ce bilan et de prétendre que les ressources utilisées à cette fin auraient dû plutôt être affectées à la sécurité routière. La logique des experts susmentionnés voudrait pourtant nous faire penser le contraire. Voilà ce qu’il advient quand on confond sureté et sécurité.
2 – L’inanité de la comparaison sureté/sécurité
Dans un essai paru en 2007, l’expert en sécurité Bruce Schneier faisait état d’une approche similaire, dans un domaine volontairement provocateur. Ainsi, parlant des bracelets RFID placés aux chevilles des nouveaux-nés pour éviter les enlèvements dans les maternités, Schneier estimait la mesure non efficiente, arguant du risque très bas encouru :
Les enlèvements d’enfant sont rares, mais ils représentent encore un risque. Au cours de 22 dernières années, 233 de ces enlèvements se sont produit aux États-Unis. Environ 4 millions de bébés naissent chaque année, ce qui signifie qu’un bébé a un risque de 1 sur 375.000 de se faire enlever. Comparons cela avec le taux de mortalité infantile aux États-Unis – 1 sur 145 – et on comprend clairement où se situent les risques réels.
Autrement dit, pour Bruce Schneier, l’argent dépensé en bracelets RFID serait mieux employé s’il servait à œuvrer médicalement contre la mortalité infantile.
L’expert américain déclare que l’on connait toutes les données statistiques adéquates pour évaluer la réelle efficacité des bracelets RFID pour éviter les enlèvements. Malheureusement, il ne fait pas de même sur les moyens de lutter médicalement contre la mortalité infantile. Donc, il ne prouve pas que le coût des bracelets RFID, s’il était affecté à la recherche médicale, permettrait de faire baisser la mortalité infantile.
Schneier reconnait d’ailleurs explicitement que l’affectation de ressources à des programmes de sûreté en hôpitaux a permis de faire chuter considérablement le taux d’enlèvements d’enfant. Mais il ne précise pas l’efficience statistique de ces programmes. Et c’est bien dommage.
En effet, la question n’est pas de savoir si l’argent investi dans les bracelets RFID serait mieux utilisé à lutter médicalement contre la mortalité infantile. Elle est de savoir si cet argent pourrait être utilisé pour élaborer des mesures plus sûres et/ou moins chères pour lutter contre les enlèvements.
Ne comparons pas des pommes avec des oranges.
Certes, la stratégie de défense de la TSA contre le terrorisme aérien est à revoir de fond en comble. Mais ce n’est pas parce qu’il y a 10 ou 100 fois moins de morts du terrorisme que d’accidents fatals dans les baignoires. C’est parce la TSA dilapide l’argent du contribuable américain, dans le cadre d’un magistral Cover your ass bureaucratique, qui la pousse à refuser tout recours à une véritable gestion du risque terroriste.
Alors arrêtons d’asséner des statistiques absconses.
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