Deux agents de sécurité patrouillent à Bulle, les week-ends, de 23 h 30 à 4 h. Avec discrétion, ils veillent sur les couche-tard exaltés et sur les couche-tôt assoupis. Reportage au fil de la ville.Il est 22 h 30, vendredi soir. Dans une heure, les deux agents de sécurité de l’agence Protectas, engagés par la commune pour préserver le calme des nuits bulloises, vont prendre leur service. Avec moi à leur côté. Mais il pleut des cordes. Un coup
de fil à leur chef s’impose: «Ils travaillent par n’importe quel temps bien sûr…?» Bien sûr.
23 h 30, du café dans les veines et la seule veste à capuchon dénichée sur le dos (pas pratique d’écrire en courant avec un parapluie me suis-je dit), je rencontre Benoît et Dominique devant l’Hôtel de Ville. Hardi petit! la tournée débute sous le crachin. Les deux agents ont pour mission de veiller sur les fêtards exaltés pour préserver les habitants assoupis.
«Notre but est de mettre en garde les gens contre les nuisances qu’ils provoquent ou lorsqu’ils mettent leur sécurité en danger, explique Dominique, 47 ans. En aucun cas nous ne nous substituons à la police. Nous assurons une présence préventive.» Jusqu’à 4 h – 0400 dans le jargon – ils vont patrouiller dans le centre-ville, en long et en large, à pas feutrés. N’intervenir que pour rappeler à l’ordre les brailleurs. Ou les fêtards trop ivres qui auraient le toupet de vouloir prendre le volant.
Attendre la police
Direction la rue de Vevey. Malgré le froid et la pluie, de nombreux joyeux envahissent les perrons des bars. Un peu avant le IIIe, on traverse. «Nous passons en principe sur le trottoir d’en face, précise Dominique. Pour éviter de provoquer les gens.» En vue, mais discrets. Son collègue Benoît, 34 ans, le crâne lisse, ajoute qu’ils n’entrent en scène que si «ça s’excite». Là-dessus, un bruit sourd et métallique résonne derrière nous. Un automobiliste vient de mordre le parpaing du rond-point, l’endommageant sérieusement, avant de repartir ventre à terre vers le centre-ville.
Dominique appelle prestement le 117. Car ce n’est pas aux agents de sécurité d’intervenir pour tenter de confondre les auteurs de déprédations ou d’infractions. Mais aux agents de police (lire encadré). On les attend. Un bon moment, il faut l’avouer. «Là, il n’y a pas d’urgence, commente l’agent. Sinon je vous assure qu’ils arrivent très, très rapidement à chaque fois qu’on les appelle.»
Les voilà. J’en oublie mes pieds gelés tant je suis stupéfiée devant le nombre d’informations que les agents de Protectas détaillent: marque du véhicule, immatriculation complète, type de jantes, nombre de passagers, couleur de l’habit du conducteur… J’avais juste entendu un bruit et vu filer une voiture noire. Les agents semblent contents. C’est que ce chauffard, ils le connaissent. «Son plaisir est de tourner en ville, passer devant les terrasses à vive allure. La semaine dernière, il a failli renverser quelqu’un. J’espère que cet incident lui donnera une leçon. Et c’est une leçon qui ne coûtera qu’à lui, alors c’est bien.»
Minuit et quart, la marche reprend. Détour par le parc St-Paul. «On y passe de nombreuses fois dans la nuit, indique Dominique. Souvent, des personnes s’y arrêtent pour reprendre leurs esprits. On leur en laisse le temps, avant de s’assurer au passage suivant qu’ils vont mieux, voire qu’ils sont partis.» Rue Saint-Denis. Rien à signaler, on n’est pas à Paris. Entre La Taverne et le Fan’s, les fêtards sont enjoués, mais modérés. Les agents Protectas retrouvent les habitués à la vessie pleine. Ils glissent au passage que se faire prendre à uriner dehors coûte 200 francs.
«Le problème, c’est qu’il manque de WC publics dans cette ville, relève Dominique. C’est normal qu’en sortant d’un bar, avec la bière et le froid, on a envie d’uriner. Et vu la foule à traverser pour se rendre aux toilettes de l’établissement, il est bien plus commode de se tourner vers un mur…»
Habitant la Riviera, l’homme aux tempes grises a observé de loin le boom qu’a connu Bulle ces dernières années. «Il y a des bars vraiment magnifiques ici. Et je suis d’avis qu’une personne qui travaille toute la semaine a le droit de se défouler le week-end. Le problème, c’est que les infrastructures n’ont pas suivi l’intensification de la vie nocturne.» Manque de toilettes publiques – «en colimaçon par exemple, très adéquates» – mais surtout, manque de transports publics. «Ceux qui font du bruit sont ceux qui attendent leur bus de 5 h…»
Sur la place des Alpes, des jeunes s’empoignent. Les deux agents interviennent. Une parole, un sourire, des regards intenses, les ados s’apaisent. L’air de rien, ils en imposent ces agents. La fille du groupe emmène ses deux potes plus loin. Sur un charmant «allez chier les Fribourgeois», les Bernois grognent une dernière fois avant de s’en aller.
Rare sont les situations qui dégénèrent, commente Dominique. «Dans un groupe, il y en a toujours un qui veut se faire voir, se faire entendre. Mais dans ce même groupe, il y en a toujours qui sont pondérés. Il suffit que nous échangions quelques mots et c’est eux qui vont prendre le relais.» Calmer leur ami et désamorcer la discorde.
En sillonnant la ville, on philosophe, interrompus que par quelques bonsoirs. Le prix de l’immobilier, la connaissance de soi, la presse, l’amitié. Place du Marché, de l’église – le temps de s’extasier sur la majesté de l’arbre devant St-Pierre-aux-Liens – Grand-Rue, Lion d’Or, Sionge, gare, château, parc du musée, Victor-Tissot, place des Alpes, rue de Vevey, parc St-Paul et les cordes qui retombent de plus belle. Grâce à elles, les fêtards ne s’attardent pas dans la rue.
Deux heures. «D’ici quatre heures, on interviendra sans doute pour quelques hurlées, quelques bouteilles jetées. Mais la nuit est calme.» Magnifique. Parce que j’ai froid et que faire la tournée des grands ducs sans y mettre les pieds est un brin frustrant! C’est donc la conscience professionnelle tranquille que je les quitte, convaincue de l’utilité d’une telle présence bienveillante dans les nuits bulloises.
PRISKA RAUBERSource : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]