[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] par [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Sécurité privée partout, police nulle part ?
"Le nombre de fonctionnaires (de police & de gendarmerie, NDLR) risque de baisser dans les années à venir, puisque l'État cherche à réduire ses dépenses, et les policiers et gendarmes seront et sont déjà partiellement remplacés par des agents de sécurité privée. C'est un sujet très important qui suscite d'ailleurs bien des débats."
Cette privatisation annoncée de la sécurité a fait l'objet le week-end dernier d'un reportage au JT de 20h de TF1, sobrement intitulé "Sécurité privée partout, police nulle part ?"... faisant écho à l'expression "Police partout, justice nulle part" de Victor Hugo, reprise depuis, sous forme de slogan, par de nombreux défenseurs des droits de l'homme... à ceci près que c'est Claire Chazal qui tire aujourd'hui la sonnette d'alarme, et les journalistes de TF1 qui mènent l'"enquête" :
"A la différence des fonctionnaires, ils n'ont pas le droit de porter une arme à feu, ou d'interpeller quelqu'un. Des agents privés en première ligne, et des forces de l'ordre qui n'interviennent qu'en cas de problème, c'est ce que le gouvernement appelle la "coproduction de sécurité". Le but : éviter de recruter des fonctionnaires car entre son salaire, sa formation et sa retraite, un policier ou un gendarme coûte à l'État 5 fois plus cher qu'un agent privé."
"Surveillance des centrales, des ports, des bases militaires, des chantiers navals, des préfrectures, ambassades, des tribunaux, les contrats publics représentent aujourd'hui plus d'un quart du chiffre d'affaires du secteur de la sécurité privée.
Mais l'État est un client difficile qui fait jouer la concurrence pour faire baisser les coûts. Trop, selon le patron de la plus grosse entreprise française. D'après lui, les marchés publics sont souvent remportés par les entreprises les moins scrupuleuses."
A l'en croire, "une majorité d'appels d'offres qui ont lieu dans le public" conduit en effet à "sélectionner des entreprises à très bas prix qui arrivent à baisser leurs prix en employant des clandestins, ou en ne déclarant par leurs personnels, ou en ne faisant pas les formations nécessaires"...
Des policiers remplacés par... des sans-papiers
Le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux entraînerait ainsi, paradoxalement, le remplacement des policiers et gendarmes par des sans-papiers, employés non-déclarés ou sous-payés, en toute illégalité... Paradoxe qui avait pourtant été dénoncé par Nicolas Sarkozy dès 2006, alors qu'il n'était "que" ministre de l'Intérieur, et pas encore président de la République.
Le "Livre blanc de la sécurité", rédigé par l'Union des entreprises de sécurité privée (USP), et préfacé par Nicolas Sarkory et Alain Bauer, expliquait en effet qu'"avec 150 000 agents de surveillance et 5 à 10 000 emplois de plus chaque année, le secteur de la sécurité privée offre de vraies opportunités d’intégration et d’emploi", notamment "pour la jeunesse et les populations fragilisées par le chômage" :
"Toutefois, il ne faut pas s’y tromper, la recherche constante du moins disant alliée à une fragilité financière chronique fragilisent ce secteur ; une fragilité encore accentuée par des pratiques illégales qui persistent face à la pression du marché."
Olivier Hassid, docteur ès sciences économiques spécialiste de la "gestion du risque en secteur public" devenu, depuis, directeur général du Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises (CDSE), avait ainsi brillamment, dans ce Livre blanc, résumé le cynisme de ce transfert de compétence, dans un article qui lui avait valu d'être nominé aux Big Brother Awards :
"La société française sera confrontée dans les dix prochaines années à une baisse relative du nombre de crimes et de délits. (...) Parallèlement, le sentiment d'insécurité se maintiendra à des niveaux élevés et sera alimenté par des faits divers violents relayés par les médias.
Dans ces conditions, la société française sera confrontée à une déconnexion toujours plus forte entre sentiment d’insécurité et faits réels d’insécurité. Pour rassurer les individus, un maillage plus étroit sera recherché entre acteurs publics et privés confrontés à ces problèmes. (...)
Dans ce contexte, il serait rationnel que les gouvernements successifs baissent les effectifs de police (...) Parallèlement, les effectifs de sécurité privée continueront d’augmenter pour répondre à une demande de sécurité forte et pour compenser la décrue du nombre de policiers."
"Un nombre croissant de bavures"
Olivier Hassid reconnaissait également que "parallèlement, les forces de l'ordre devront plus cibler leurs actions (...) sur des "zones reconnues par tous comme à risque" : certains quartiers d'habitat social, zones de prostitution et de deal... La police devra alors de plus en plus faire état de sa force sur des espaces concentrés, ce qui accroîtra l'efficacité et l'efficience de son travail et entraînera un nombre croissant de bavures" (sic) :
"Les gouvernements n’auront d’autre choix, pour contrebalancer les dégâts “collatéraux” provoqués par leur police, que de jouer sur la symbolique par des sanctions exemplaires et le renforcement des moyens du Centre national de déontologie de la sécurité (CNDS)".
En l'espèce, Nicolas Sarkozy a depuis décidé de décapiter la CNDS, ainsi que la défenseure des enfants, et le Médiateur de la République, au profit d'un "Défenseur des droits"...
Reste à savoir si le fait de multiplier le nombre de vigiles limitera le nombre de bavures, sachant qu'ils sont a priori moins bien formés que ne le sont les policiers : il suffit en effet de 70 ou 115 heures de formation pour se voir décerner un certificat de qualification professionnelle "Agent de Prévention et Sécurité" (.pdf)...
Exploiter le sentiment d'insécurité
En conclusion de son reportage, TF1 note qu'"en France, le nombre d'agents de sécurité privée devrait égaler le nombre de policiers et gendarmes en 2015; aux États-Unis, il y a déjà trois fois plus d'agents privés que d'agents publics." En l'espèce, et en France, les supplétifs de la sécurité privée ont de fait augmenté de 140% en 20 ans, et l’on dénombre aujourd’hui, souligne Sabine Blanc sur OWNI, 9 000 entreprises pour 165 000 salariés...
TF1 omet par contre étrangement de préciser que les sociétés de sécurité avaient jusqu’au vendredi d'avant pour déposer un dossier de demande d’agrément ou d’autorisation, suite à l'instauration du Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), chargé, dixit le ministère de l'Intérieur, "d’assainir le secteur de la sécurité privée, afin de favoriser l’émergence d’entreprises saines, performantes et compétitives".
Interrogé par Sabine Blanc, la journaliste qui, ces derniers mois, a probablement le plus -et le mieux- enquêté sur ces questions de surveillance et de libertés, un professionnel de la profession résume bien le problème, en rappelant qu'en 1983, une loi avait été votée afin d'"encadrer et restreindre les activités de la sécurité privée", et qu'elle disait clairement "où on ne doit pas être : sur la voie publique...
"Or, Sarkozy a ouvert une brèche en fermant les commissariats et en baissant les effectifs. La nature ayant horreur du vide, il a fallu combler cela… et c’est nous et la police municipale.
Mais on revient moins cher et on est moins contraignant que la police municipale. Les effectifs de la sécurité privée vont bientôt être plus importants que ceux de la police nationale, de la gendarmerie et des douanes réunis. Trouvez-vous cela normal ? Moi, non.
Nous, on est dans le privé. Et pourtant, on intervient avant le 17 lors de cambriolages, d’effraction ou d’intrusion. Les aéroports sont aux mains de la sécurité privée… ce n’est pas normal. On joue gros et on n’a ni les moyens, ni les formations adaptées."
En résumé : le gouvernement exploite le sentiment d'insécurité pour faire passer des lois mettant l'accent sur le recours à des technologies sécuritaires, tout en ne remplaçant pas un policier (ou gendarme) sur deux; le sentiment d'insécurité ayant été exacerbé par cette instrumentalisation politique des questions de sécurité, le gouvernement prône également un recours accru aux sociétés de sécurité privée... La boucle est bouclée. Les problèmes de sécurité, eux, n'en sont pas pour autant réglés. Pis : on en arrive donc à une situation absurde où ceux qui sont censés incarner le respect de la loi se retrouvent à la violer...
En matière de libertés, par contre, c'est plié : l'objectif assigné aux policiers, gendarmes et agents de sécurité privée de "faire du chiffre" ne peut qu'instrumentaliser, exploiter et augmenter d'autant le sentiment d'insécurité... une spirale infernale qui ne peut que porter atteinte aux libertés, ce que reconnaît d'ailleurs bien volontiers la délégation interministérielle à la sécurité privée du ministère de l'Intérieur :
Avez-vous des exemples de dérives de la sécurité privée ?
Réponse : des comportements qui pourraient porter atteinte aux libertés individuelles sont toujours possible. En assurant la sécurité des entreprises, des particuliers, les agents et entreprises de sécurité privée ont accès à des informations, à des lieux, à une intimité. Cet accès ne doit en aucune manière donner lieu à l’acquisition illégale d’informations, d’intérêts de toute sorte, ou d’abus vis-à-vis de la dignité et du respect de la vie privée des personnes.
Le comportement de certaines entreprises ou de certains agents a pu être considéré comme constituant des empiétements à la fois sur les prérogatives des forces de sécurité publiques et sur le respect de la vie privée, sur le droit d’aller et venir.
source : bugbrother.blog.lemonde.fr